Réflexion sur la lutte contre l’évasion fiscale internationale (2) Les aléas de la mise en œuvre bureaucratique
Si les coûts économiques, politiques et démocratiques de la fraude fiscale sont aujourd’hui connus, la volonté politique pour lutter efficacement contre ce phénomène d’ampleur manque encore, rappelle un collectif de personnalités et d’organisations dans une tribune au « Monde ».
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Ce rapport part d'un constat : «L'évasion fiscale n'est pas une fatalité ». La preuve, l'échange automatique d'informations bancaires mis en place il y a moins de dix ans a permis de diviser par trois la dissimulation d'actifs offshore par les plus riches. Malgré tout, force est de constater que les grandes fortunes sont aussi les moins taxées : le taux d'imposition effectif des milliardaires dans le monde reste inférieur à 0,5%. En France, on se rapproche même de 0%.
Les milliardaires européens ne paient par exemple que 6 milliards de dollars d'impôts par an, assure l'Observatoire européen des fiscalités. Mais en imposant à 2% leur patrimoine, ces recettes fiscales pourraient septupler pour atteindre 42,3 milliards de dollars – soit 40 milliards d'euros – en Europe. L'Observatoire propose donc un impôt minimum mondial sur les 2 800 milliardaires. Pour le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, qui a préfacé le rapport, ces recettes « sont indispensables à nos sociétés (...) à l'heure où les gouvernements doivent consentir des investissements essentiels dans l'éducation, la santé, les infrastructures et la technologie ».
Taxer 2% de leur patrimoine rapporterait 250 milliards de dollars par an. On pourrait doubler cette somme en taxant aussi, vraiment, les multinationales. En 2021, un accord historique avait été trouvé pour un taux d'imposition minimum mondial de 15 % sur les bénéfices des multinationales, rappellent les auteurs. Mais entre-temps, de nombreuses failles sont apparues et les économistes de l'Observatoire estiment qu'appliqué tel quel, cet accord ne rapportera plus qu'une fraction des revenus fiscaux espérés. Ils proposent donc un taux strict à 25% en éliminant les failles. De quoi renflouer les caisses publiques de 250 milliards de dollars supplémentaires.
RFI : Qu'est-ce qui a rendu ce rapport possible ?
Quentin Parrinello : Ce rapport est basé sur de nouvelles données mises à disposition par différentes administrations fiscales, ce qui nous a permis d’avoir une analyse beaucoup plus fine des dynamiques et de la magnitude de l’évasion fiscale. Ce rapport résume les travaux de plus de 100 chercheurs à travers le monde pour analyser l'impact des actions politiques internationales en matière de lutte contre l'évasion fiscale sur les dix dernières années.
Quand on parle d’évasion fiscale, de quoi parle-t-on exactement ?
Si vous interrogez un avocat, vous allez avoir deux définitions : la définition de la fraude fiscale qui est illégale, puis la définition de l'optimisation fiscale qui est légale. En vérité, c'est plus compliqué que ça : il y a un continuum entre la fraude d'un côté et l'optimisation de l'autre, il y a une zone grise au milieu qui est l'évasion fiscale. Le rôle du politique est de faire en sorte que cette zone grise soit de plus en plus fine pour qu'on sache précisément ce qui est illégal et ce qui est légal. Dans ce rapport, on prend donc une définition très large. On s’intéresse à la fraude fiscale qui est totalement illégale, mais on regarde également cette zone grise qui a évolué au cours des dix dernières années.
Par exemple ?
Par exemple, on montre que la pratique illégale qui consiste à ne pas déclarer des revenus « offshore » placés dans un paradis fiscal a beaucoup diminué ces dix dernières années, grâce notamment à l'introduction de l'échange automatique d'informations bancaires. Quelque part, cette mesure a mis un coup de frein au secret bancaire et la part des comptes bancaires offshore non taxés a été divisée par trois. Bien sûr, il reste des banques qui ne jouent pas le jeu, des actifs qui ne sont pas couverts et il y a encore des efforts à faire mais là-dessus globalement il y a eu du progrès.
Si on parle des zones grises, on voit encore des multinationales qui, pour échapper à l’impôt, font remonter des sommes astronomiques de bénéfices en Irlande, aux Pays-Bas ou aux îles Caïmans, sans y avoir vraiment d'activité économique réelle. Face à ça, on peut dire comme un certain nombre de décideurs politiques pendant des années : « C'est légal, donc passez votre chemin, il n’y a rien à voir. » On peut aussi considérer que ce n’est pas acceptable. C'est ce qui a permis une avancée dans le débat politique ces 10 dernières années et la mise en place d’un certain nombre de mesures. La plus visible c’est ce fameux impôt minimum mondial sur les sociétés qui a été décidé en 2021 par plus de 140 pays.
Un impôt qui prévoyait une fiscalité minimale de 15% sur les bénéfices des multinationales. Dans ce rapport, vous faites part de votre déception. Pourquoi ?
Il y avait énormément d'espoir par rapport à cette mesure parce que, quelque part, philosophiquement, cet impôt est révolutionnaire. On peut avoir un débat sur le taux – nous pensons que 15% c’est trop bas –, mais une application systématique d'un impôt minimum constitue une avancée énorme. Mais ce qu’on voit depuis que l’accord a été adopté en 2021, c'est la multiplication de failles, de nouvelles exonérations qui sont mises en place et qui vont permettre à des multinationales de payer moins que les 15% prévus sur leurs bénéfices. D'après nos calculs, le rendement espéré de cet impôt au niveau mondial a été divisé par deux avec la multiplication de ces failles et de ces exonérations. Surtout, cet impôt avait pour objectif de mettre un terme à la concurrence fiscale déloyale entre les États. Avec ces exonérations, cette course au moins-disant fiscal va continuer sous d'autres formes. On n’assistera plus à une concurrence sur les taux d’imposition mais à la multiplication d’exonérations fiscales et de crédit d’impôts.
L’une des propositions que vous formulez dans ce rapport est de passer d’un taux minimum d’imposition à 20%. Vous estimez que cela rapporterait 250 milliards de dollars par an aux États, à condition d’en finir avec ces failles. Comment ?
Idéalement, il faut un nouvel accord international. C'est toujours mieux que tous les pays se mettent d'accord sur un taux, sur les mêmes pratiques, ça veut dire qu'il y a moins de failles dans le système. Mais si ça ne marche pas, on dit aussi qu'un certain nombre de pays peuvent, de manière unilatérale ou en coalition, prendre les devants et appliquer un taux d'imposition minimum qui soit plus ambitieux. Si on attend un nouvel accord au niveau international, quelque part cela revient à donner un droit de veto aux paradis fiscaux. Surtout qu’il y a des précédents : ce fameux accord minimum sur les multinationales existe parce que, précisément, un certain nombre de pays, y compris la France, ont mis en place des mesures unilatérales : la taxe Gafa pour les Français. Des mesures qui ont poussé d'autres pays moins motivés à s’asseoir à la table des négociations.
Toutes les mesures que l’on vient d’évoquer concernent les grandes entreprises, les multinationales. Vous parlez aussi dans ce rapport des particuliers, et des milliardaires en particulier. Vous faites le constat que le patrimoine des milliardaires dans le monde est très faiblement taxé : entre 0 et 0,5%.
0 à 0,5% de leur fortune, oui. Dans ce rapport, on fait un peu le panorama de tout ce qui a existé. Si vous aimez les westerns, c'est un peu comme The good, the Bad and the Ugly [Le bon, la brute et le truand, NDLR]. Dans les mesures récentes, il y a du bon, notamment le fait de s'être attaqué au secret bancaire. Il y a du moins bon : la promesse déçue de l'impôt minimum. Et puis il y a le carrément mauvais : le fait de n'avoir eu aucune action significative au niveau international en matière de taxation des milliardaires.
Dans tous les pays où l'on présente des données, les milliardaires payent moins d'impôts que le reste des citoyens. Ce n'est pas un hasard : c'est simplement que les milliardaires sont très doués pour structurer leur patrimoine de manière à ce qu'il ne génère pas du revenu taxable. Encore une fois, nous sommes dans la zone grise de la légalité puisqu'ils font ça, notamment via des sociétés écrans, des holdings familiales qui ont pour simple but d'éviter l'impôt. Pour nous la manière la plus simple d'y faire face est de mettre en place un impôt minimum pour les milliardaires. On propose 2%. En 2023, ça rapporterait 250 milliards d'euros. Donc on estime que c'est une mesure qui, même si elle ne concerne environ que 3 000 personnes, n’est pas anecdotique.
Comment fait-on pour appliquer un taux minimum d'imposition sur les milliardaires quand on sait qu'ils sont par définition un peu partout dans le monde ?
Là encore, idéalement, il faut un accord mondial. Nous pensons que le prochain sommet du G20 au Brésil pourrait être une très bonne opportunité de faire avancer les choses. On sent qu'il y a un intérêt du Brésil pour mettre ce sujet à l'agenda. Mais si ça ne marche pas, on peut tout à fait avancer de manière unilatérale ou de manière collégiale, avec un certain nombre de pays. Par exemple, on propose un impôt anti-exil fiscal. Son principe serait que si vous avez vécu très longtemps dans un pays et que vous partez pour des motifs fiscaux, vous continuez à payer cet impôt dans le pays que vous venez de quitter. Avec l'échange automatique d'informations bancaires, nous pensons que les moyens techniques de mettre en place une telle mesure existent.
On présente souvent la France comme un pays où les riches sont particulièrement taxés. En fait, on lit dans votre rapport que les milliardaires français sont moins taxés qu’aux États-Unis, par exemple.
Oui, absolument. Il y a quelques mois, Gabriel Zucman, le directeur de l'Observatoire, a même parlé de la France comme « d'un paradis fiscal pour les ultra-riches ». Ce qui est très marquant, c'est qu’il y a effectivement des taux d'imposition pour la moyenne des Français qui sont plus hauts que dans beaucoup d'autres pays, mais ce n’est pas du tout le cas pour les milliardaires. En moyenne environ la moitié des revenus avant impôt d’un Français part dans les impôts : c'est deux fois moins pour les milliardaires même quand on regarde les impôts qu’ils payent indirectement via les entreprises qu'ils détiennent.
Ils payent très peu d'impôts sur le revenu du travail, vu que cela représente une part très marginale de leurs revenus, mais ils payent aussi très peu d'impôts sur les revenus du capital et ça c'est un peu contre intuitif parce que des milliardaires touchent beaucoup de dividendes. Je pense à Bernard Arnault qui cette année a touché 3 milliards d’euros de dividendes de LVMH. Mais là où un actionnaire individuel payerait 30% d'impôts, c'est la « flat tax », Bernard Arnault en utilisant une holding familiale, ne paye presque pas d'impôts. Donc nous sommes face à une véritable rupture d'égalité. C'est non seulement mauvais pour la démocratie, mais c'est également un facteur d'exacerbation des inégalités.
Vous écrivez : « l'évasion fiscale n'est pas une fatalité, c'est avant tout une décision politique ».
On a l'impression que pendant 30, 40 ans, les décideurs politiques ont accepté l'évasion fiscale comme un effet de bord de la mondialisation qui serait inattaquable. Dans ce rapport nous montrons que c'est faux, on le voit avec l'introduction de l'échange automatique d'informations : qui aurait pu imaginer il y a dix ans que les banques suisses donneraient les informations de leurs clients aux autorités fiscales en France, aux États-Unis, en Chine ou ailleurs ? Aujourd'hui, c'est la réalité, parce qu'il y a eu la volonté politique d'avancer sur le sujet. Donc aujourd'hui quand on parle de sujets comme une plus haute imposition des multinationales, ou d'un impôt sur la fortune des milliardaires, pour certains, ça peut paraître totalement utopique mais l’évasion fiscale n'est pas une fatalité, ni une loi de la nature : l'évasion fiscale, on peut y faire face pour peu qu'il y ait une volonté politique.