Arabie saoudite : "quand une femme est victime de violence, elle va en prison", selon Lina Al-Hathloul
L'activiste des droits humains au sein de l’ONG saoudienne ALQST for Human Rights et la sœur de Loujain Al-Hathloul, Lina Al-Hathloul lutte contre l’aveuglement de l’Occident face à des réformes soi-disant plus libérales, notamment concernant les droits des femmes.
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Militante pour les droits humains, Lina Al-Hathloul a quitté son Arabie saoudite natale en 2011, dans le cadre de ses études. Sa vie a basculé lorsque sa soeur Loujain Al-Hathloul a été emprisonnée pendant près de trois ans. Depuis, Lina lutte pour faire entendre la voix de la dissidence dans son pays et à l'étranger. Entretien.
Lina Al-Hathloul se considère aujourd’hui comme exilée. Activiste des droits humains au sein de l’ONG saoudienne ALQST for Human Rights, elle vit en Belgique. La jeune Saoudienne est arrivée en 2011 en Europe pour faire ses études. Elle pensait retourner un jour en Arabie saoudite et se voyait donc plutôt comme une expatriée. Mais depuis quelques années, sa situation a totalement basculé.
Lina est la sœur de Loujain Al-Hathloul, cette militante féministe qui a été enfermée pendant 1001 jours dans une prison saoudienne, avant sa libération en février 2021. À peine âgée de 30 ans lors de son arrestation, elle est devenue un véritable symbole de la lutte pour les droits humains en Arabie saoudite. Les pétitions se sont multipliées dans le monde entier pour libérer celle qui est devenue l'une des prisonnières politiques les plus célèbres de ces dernières années. Depuis la campagne acharnée qu’elle a menée pour libérer sa sœur, Lina ne se sent plus libre de pouvoir retourner dans son pays en toute sécurité. Selon ses mots, elle vit donc aujourd’hui en exil.
Depuis la montée en grade du prince héritier Mohammed Ben Salmane à la tête du pays, Lina lutte contre l’aveuglement de l’Occident face à des réformes soi-disant plus libérales, notamment concernant les droits des femmes. Si aujourd’hui elles peuvent, en façade, prétendre à plus de droits, naître femme en Arabie saoudite reste un combat de tous les jours.
Depuis quelques années, les cas de femmes qui reçoivent des condamnations disproportionnées par la justice saoudienne se multiplient. Dans l’actualité récente, il y a par exemple Salma al-Shehab, cette jeune femme qui a été condamnée, le 15 août, à 34 ans de prison pour avoir utilisé Twitter et retweeté des messages de dissidents. Qu’en pensez-vous ?
En ce moment, nous entrons dans une nouvelle phase de répression. Il n’y a jamais eu 34 ans d’emprisonnement pour des tweets. Ce cas me touche particulièrement parce que les charges officielles évoquent certains de mes tweets, que j’ai écrits lorsque je demandais la libération de ma sœur. Évidemment, c’est triste. Au sein de l’ONG, nous sommes tous très frustrés. Nous avons maintes fois prévenu les dirigeants occidentaux : s’ils réhabilitent Mohammed Ben Salmane (MBS) et qu’ils lui donnent la légitimité qu’il réclame depuis plusieurs années, il allait forcément interpréter cette reconsidération comme une carte blanche pour recommencer toutes ses violations. Après la visite de MBS à Paris, le 28 juillet 2022, il y a eu l’emprisonnement donc de Salma mais elle n’est pas la seule, même si certaines affaires ne sont pas encore rendues publiques.
Pouvez-vous en dire plus sur ces autres cas ?
Il y a par exemple le projet Neom [la mégalopole du futur créée par MBS]. Dans ce cadre, des tribus ont été déplacées de la zone de construction. Un homme a été tué notamment parce qu’il filmait le chantier et avait refusé de quitter ses terres dans la région de Neom. Par la suite, tous les membres de la tribu qui ont tweeté ou pleuré publiquement sa mort ont été emprisonnés, autant les hommes que les femmes.
« Quand une femme est victime de violence, elle va en prison »
À propos des femmes justement, quelle est leur situation aujourd’hui sur place ?
Un système de tutelle masculine est en place dans le pays, donc les femmes sont considérées comme des mineures jusqu’à la fin de leur vie. Évidemment, maintenant elles peuvent conduire ou étudier mais ça ne veut pas dire que la base de ce système est détruite. Si une femme vient d’une famille qui refuse de lui octroyer quoi que ce soit, l’homme garde tous les pouvoirs. Il a le droit de tout refuser à la femme. Légalement, désobéir à son tuteur, cela constitue un crime. Donc même avec toutes les réformes du monde, tant que la tutelle existe, rien ne changera vraiment. Il faut aussi savoir qu’en Arabie saoudite, il y a des « care homes » qui sont des prisons où les femmes sont emmenées pour désobéissance ou si elles se plaignent de violences domestiques. Et elles ne peuvent en sortir que si un homme de la famille lui en donne l’autorisation. Donc pour résumer, quand une femme est victime de violence, elle va en prison.
Le gouvernement s’acharne-t-il contre les femmes ?
Je vais être honnête : non. Il s’acharne vraiment contre tous ceux qui osent parler, autant les femmes que les hommes. En revanche, c’est vrai que la situation pour les femmes est beaucoup plus complexe. Il y a beaucoup de honte de la part de la famille et pour sortir de prison, elles doivent avoir l’accord d’un homme. Mais pour ce qui est du gouvernement et des poursuites, je ne dirai pas qu’il s’acharne plus contre les femmes.
Quand on naît fille en Arabie saoudite, quel avenir peut-on espérer ?
Honnêtement, on peut espérer beaucoup tant que l’on se tait. Les femmes peuvent être pilotes ou astronautes, tant qu’elles continuent à être soumises. Il suffit de tomber sur la bonne famille qui les autorise à faire des choses. C’est vraiment la loterie. Une des citations les plus partagées de ma sœur Loujain lorsqu'elle était en prison était : « Je sais que je suis une femme de privilèges, je viens d’une bonne famille. Mais je refuse de profiter de tout cela tant que mes compatriotes saoudiennes n’auront pas la même chance que moi. »
Dans l’actualité récente, il y a cette autre affaire : deux sœurs saoudiennes ont été retrouvées mortes en Australie, le 7 juin, dans des conditions qui restent très mystérieuses, après avoir fui leur pays. Qu’en pensez-vous ?
C’est terrifiant. Nous n’avons aucune information. Les corps ont été découverts un mois après leur mort. Il y a quelque chose qui cloche. Je ne pointerai pas directement du doigt le gouvernement saoudien mais on a toutes les raisons de penser qu’il pourrait potentiellement être impliqué. Il y a déjà eu d’autres cas où le gouvernement a poursuivi des femmes qui fuyaient le pays. Mais le problème est que dès que l’Arabie saoudite est impliquée, c’est le silence total de la part des autres gouvernements. Maintenant que les corps des deux femmes ont été renvoyés à Riyad, à mon avis, on ne saura jamais ce qu’il s’est passé. Et je pense aussi que c’est la responsabilité des États vers lesquels ces femmes fuient de les protéger en toutes circonstances.
Selon vous, les gouvernements occidentaux n'agissent pas suffisamment ?
On ne peut plus dire qu’on ne sait pas qui est MBS. Emmanuel Macron était directement impliqué dans le cas de Saad Hariri, l’ancien Président du conseil des ministres libanais : lorsqu’il a été emprisonné par Riyad, le président Macron a pris l’avion pour discuter pendant plusieurs heures avec MBS afin de pouvoir ramener Hariri en France. Donc dire qu’il ne sait pas qui est vraiment MBS serait tout simplement mentir. Mais il y a juste trop d’intérêts et sur le long terme ce sera aussi un danger pour le monde entier. On le voit par exemple avec la guerre en Ukraine : MBS a clairement choisi son camp et c’est la Russie. Donc, un jour ou l’autre les gouvernements occidentaux vont devoir faire face aux conséquences de leur laxisme. Et ce, sur toutes les questions, pas seulement celles qui concernent les femmes.
« Il y a un vrai rapport de force : si l'Arabie saoudite est plus puissante qu'un pays, elle va imposer un rapatriement »
De plus en plus de femmes semblent fuir l’Arabie Saoudite.
Depuis 2018, les Saoudiennes peuvent voyager sans autorisation préalable de leur tuteur. On voit donc, non pas plus de Saoudiennes touristes, mais plus de demandeuses d’asile. Le chiffre a plus que doublé. Cela en dit long sur les soi-disant changements en Arabie saoudite. Clairement, ce n’est pas assez, ce n’est pas ce que les femmes veulent. Maintenant qu’elles peuvent voyager, leur premier réflexe est de fuir le pays.
Si une femme est retrouvée par le gouvernement, que se passe-t-il pour elle ?
Je vais prendre l’exemple de Dina Ali. Elle avait fui l’Arabie saoudite jusqu’aux Philippines. Arrivée sur place, son oncle, qui est un haut-gradé saoudien, l'a rejointe pour la rapatrier. Des photos circulent où on peut la voir avec lui dans un aéroport philippin. Elle est donc obligée de remonter dans l’avion pour retourner d’où elle vient. Et il a reçu l’aide des autorités philippines. Il y a donc un vrai rapport de force : lorsque l’Arabie est plus puissante qu’un autre pays, elle va imposer un rapatriement, pour sauver sa propre réputation. Le gouvernement promet aussi parfois monts et merveilles à certaines réfugiées dont le cas est public. On va leur dire qu’elles seront protégées, elles auront du travail, leurs familles ne pourront plus les atteindre. La plupart du temps, c’est effectivement le cas les premiers mois et puis d’un, coup elles disparaissent. Nous pensons qu’elles sont généralement envoyées en « care homes ».
Parmi les deux sœurs tuées, au moins une d’entre elles faisait potentiellement partie de la communauté LGBT. Que risquait-elle dans son pays ?
C’est quelque chose de totalement interdit. Ce n’est même pas un sujet que l’on pourrait aborder là-bas, c’est juste impensable, inimaginable. Les personnes LGBT saoudiennes doivent cacher qui elles sont toute leur vie, ce qui est absolument intenable. Et puis même à l’étranger, si elles rendent leur orientation sexuelle publique, c’est leur famille restée en Arabie qui va être menacée. À moins qu’elle ne décide de répudier cette personne publiquement.
Donc le gouvernement n’évoque pas du tout la question ?
Si. Par exemple, au moment d’acheter le club de football Newcastle, l’Arabie saoudite avait promis que maintenant le pays était ouvert par rapport à ça. Des influenceurs gays ont même été invités à Riyad pour prouver qu’il n’y avait aucun problème. Mais deux semaines plus tard, un Saoudien, parce qu’évidemment c’est toujours contre notre propre peuple, qui s’était pris en photo en short et avec le drapeau LGBT a été emprisonné. Il est toujours porté disparu, sûrement en train de croupir dans une prison. Donc c’est clairement faux quand le gouvernement feint une ouverture. Il ne faut pas oublier que la sentence officielle pour homosexualité est encore la peine de mort.
« Les stars qui se rendent dans mon pays doivent être un peu plus courageuses »
Justement, pouvez-vous me parler de ce double discours ? Par exemple, le groupe de pop stars coréennes BLACKPINK va venir faire un concert à Riyad en janvier 2023. Paillettes et minishorts vont envahir la scène alors que les Saoudiennes sont encore enfermées dans des tenues imposées et la musique peut être un sujet de controverse. Que cela dit-il de la société saoudienne ?
Tout est fait pour la réputation de MBS, parce qu’il n’a aucune légitimité. Le peuple ne l’a pas choisi, la famille royale ne l’a pas choisi. Pour lui, la seule façon de rester au pouvoir est d’avoir le soutien des pays occidentaux. Et donc il doit tenir le discours que les occidentaux acceptent. Évidemment, parmi cela, on retrouve les concerts, les cinémas, etc. Mais c’est juste une façade pour pouvoir continuer à réprimer le peuple en toute impunité en donnant une fausse image de ce qu’il se passe.
Que pensez-vous des stars qui viennent donc en représentation en Arabie saoudite ?
Je ne suis pas contre l’ouverture en Arabie, évidemment. Le seul problème est que ces stars ne comprennent pas qu’elles sont utilisées. Et qu’elles le veuillent ou non, elles vont faire partie de cette propagande saoudienne si elles n’utilisent pas leur influence pour parler des droits humains et demander la libération des femmes et des prisonniers politiques.
Quelle serait la solution ?
Je ne demande pas aux étrangers influents de boycotter l’Arabie saoudite. Mais leur visite dans le pays doit contribuer à réellement faire avancer la situation et non pas à camoufler ce qu’il se passe. Il ne faut pas non plus que le peuple soit doublement sanctionné, par le fait qu’aucun artiste ne veuille venir et par les oppressions.
Si une star montait sur scène en critiquant le gouvernement, courrait-elle un risque ?
Je pense que l’Arabie saoudite n’a pas assez de pouvoir pour emprisonner un étranger ou quelqu’un d’influent. Donc à mon avis, ce sera sûrement la dernière fois que l’artiste sera invité mais en tous cas, cela ouvrirait la voie à d’autres. Cela pourrait créer un mouvement, déclencher quelque chose. Les stars qui se rendent dans mon pays doivent être un peu plus courageuses.
Vous reste-t-il quand même de l’espoir pour le futur de votre pays ?
Je suis quelqu’un de très optimiste. Nous sommes sur la bonne voie. Notre ONG reçoit beaucoup de soutien, de la part des politiques et des médias. Quand MBS est devenu prince héritier, c’était impossible au début pour nous d’être écoutés. Tout le monde croyait en ses réformes et son discours. Maintenant, il a de moins en moins de soutien et j’espère que la voix de la dissidence et des activistes va être écoutée. Et surtout que l’on pourra à nouveau prétendre au respect de nos droits à l’intérieur du pays et pas juste à l’étranger.