Comment l'Arabie saoudite se sert-elle des technologies numériques pour tromper et contrôler les citoyens ?
Dans son nouveau livre, Marc Owen Jones explique comment l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se servent des réseaux sociaux et des technologies numériques pour tromper et contrôler les citoyens.
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Dans une partie de ce livre, l'écrivain avance l’idée d’un « moment » de post-vérité dans le Golfe, une période caractérisée par un renforcement de l’autoritarisme numérique et dirigée principalement par les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) que sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Cet ouvrage cherche à expliquer à la fois les raisons de l’émergence de ce moment et ses différentes modalités – c’est-à-dire les tactiques et méthodes de tromperie. L’un des principaux arguments avancés est que l’optimisme technologique caractérisé par les soulèvements arabes qui ont débuté en 2010 a ouvert la voie à la montée de l’autoritarisme numérique, dont l’un des principes centraux est la tromperie.
Les réseaux sociaux et les technologies numériques, qui ont contribué à alimenter les soulèvements arabes, sont désormais utilisés en tant qu’outils de répression contre-révolutionnaire, en particulier par certains États du Golfe, afin de protéger le statu quo autoritaire dans toute la région MENA, notamment contre ce qui est perçu comme des menaces « islamistes » et un expansionnisme iranien.
Bien que cet ouvrage explore les chaînes des opérations d’information à travers de multiples États et acteurs, il se concentre sur les principaux acteurs – dans la lignée de la tendance normative à se focaliser sur les acteurs dominants. Il soutient notamment que l’Arabie saoudite et, dans une certaine mesure, les Émirats arabes unis sont les acteurs qui projettent le plus le pouvoir des médias numériques dans le Moyen-Orient arabophone.
Il convient de noter qu’il est quelque peu facile de supposer que tous les pays ou entités adoptent ces comportements de manière égale. Presque tous les pays se livrent certes à des opérations d’information, mais il est plus fructueux de fonder ces analyses des acteurs malveillants et de leur usage de la désinformation sur des sources connues de désinformation plutôt que de chercher à générer une fausse parité en exagérant des cas. Ce faisant, on ne ferait que réifier le concept d’égalité de la désinformation en se fondant sur une parité arbitraire état-centrique entre des acteurs très différents, que ce soit dans la région MENA ou ailleurs.
En effet, il y a une raison qui explique pourquoi les spécialistes de la désinformation se focalisent souvent sur des grandes puissances telles que la Russie, la Chine et l’Iran. Tous les pays ne sont pas aussi puissants, peuplés, autoritaires et – comme nous le verrons – adeptes de la tromperie les uns que les autres.
Il en découle en effet une question utile : qui sont les superpuissances de la tromperie dans la région MENA ? En rendant compte de manière empirique des campagnes de désinformation connues et des différentes formes évolutives de tromperie, cet ouvrage montre que l’Arabie saoudite, en particulier, doit être considérée comme une nouvelle superpuissance numérique, du moins dans le domaine de la tromperie par le biais des réseaux sociaux, notamment Twitter.
Être une superpuissance numérique implique d’employer des ressources humaines et des technologies numériques pour lancer des opérations d’influence sur trois fronts – national, régional et international – de manière soutenue et évolutive.
Il peut être considéré que l’élan donné à ce moment de post-vérité provient de l’évolution et de l’« amélioration » prévisibles de l’autoritarisme. C’est-à-dire de la tendance des régimes autoritaires à améliorer leur capacité à résister à la dissidence et à s’adapter aux nouveaux défis (tels que les réseaux sociaux).
Le moment de post-vérité que connaît le Golfe peut être caractérisé par l’avènement d’une nouvelle ère de la politique du Golfe, en grande partie façonnée sous forme d’une alliance entre l’administration Trump et les États émirati et saoudien. La politique de pression maximale de l’administration Trump contre l’Iran et sa volonté d’encourager la normalisation des relations entre le Golfe et Israël ont engendré un terrain fertile pour les synergies de désinformation et de tromperie.
Cette évolution coïncide avec une nouvelle vision pour le Moyen-Orient, principalement incarnée par les dirigeants saoudien et aboudabien Mohammed ben Salmane (MBS) et Mohammed ben Zayed (MBZ). Ces deux autocrates émergents cherchent à placer leurs nations respectives à la tête d’un nouveau moment pour le Golfe, marqué par la quête d’une normalisation avec Israël et d’une hostilité croissante envers l’Iran et l’islam politique.
Le moment de post-vérité du Golfe peut également être défini par des synergies de désinformation, des discours de désinformation complémentaires dans lesquels la politique américaine de droite et les objectifs saoudiens et émiratis en matière de politique étrangère se nourrissent réciproquement de tropes qui se renforcent mutuellement.
Un des aspects frappants du moment de post-vérité du Golfe est l’émergence de tendances tyranniques et totalitaires. Afin de créer un « état permanent de mobilisation » dans lequel les citoyens prônent et défendent leur nouveau leader « messianique », les dirigeants totalitaires invoquent souvent des ennemis extérieurs afin de détourner les critiques à l’échelle nationale.
Dans le Golfe, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en particulier ont créé un « axe du mal » composé des Frères musulmans, du Qatar, de la Turquie et de l’Iran. Les expressions de sympathie à l’égard de ces entités, ainsi que les critiques à l’égard des gouvernements saoudien et émirati, sont fermement réprimées. Pour tenter de légitimer la réorientation de la politique du Golfe, les efforts de désinformation et de propagande se concentrent sur la construction de cet axe du mal en tant qu’épouvantail régional qui menace le CCG.
Chose essentielle, cet ouvrage met en évidence le fait que l’espace numérique du monde arabe ne forme pas un terrain de jeu horizontal où les individus ou les États se battent à armes égales : comme en matière de puissance militaire conventionnelle, certains États consacrent davantage de ressources à leur appareil de tromperie numérique pour alimenter leurs différents objectifs stratégiques. De la même manière, comme pour tout régime autocratique ou totalitaire, la personnalité des dirigeants a son importance quant au déploiement de ces stratégies de contrôle de l’information.
Marc Owen Jones
Source : Middle East Eye