Présidentielle 2022 : Les Gilets jaunes vont-ils se venger d'Emmanuel Macron ?
Trois ans après les violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, la colère de nombreux Gilets jaunes est intacte. Dimanche prochain, ils entendent bien l’exprimer dans les urnes.
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Largement éclipsée par la guerre en Ukraine, la campagne présidentielle a suscité peu d'engouement en France. Pour Jérôme Batret, Gilet jaune de la première heure, la réélection probable d'Emmanuel Macron est une perspective difficile à digérer.
À l'automne 2018, l'agriculteur auvergnat de 56 ans était l'un des premiers à revêtir le désormais célèbre gilet fluorescent sur le rond-point de sa commune. Une occupation qui avait alors duré trois semaines.
À cette époque, le mouvement de manifestation, né spontanément autour de l'opposition à une taxe sur le carburant, grossit à travers toute la France. Une manifestation a particulièrement marqué les esprits, celle du 1er décembre 2018, qui avait dégénéré en insurrection sur les Champs-Élysées.
Jérôme Batret avait alors l'impression que la chute de Macron n'était "qu'une question de temps", se souvient-il. Il ne s'attendait pas à ce que le jeune président relève le défi et revienne plus fort trois ans plus tard, prêt pour un nouveau mandat.
"Les politiciens de Paris n'en ont rien à faire de nous"
Comme d'autres travailleurs ruraux et périurbains qui ont formé l'épine dorsale de l'insurrection des Gilets jaunes, l'agriculteur a vu son pouvoir d'achat se réduire inexorablement durant les cinq années du mandat d'Emmanuel Macron, marqué par la pandémie de Covid-19 et désormais les retombées de la guerre en Ukraine. Avec la flambée des prix de l'énergie, la plupart de ses revenus sont désormais engloutis par le carburant dont il a besoin pour faire fonctionner sa voiture, son tracteur, et pour chauffer sa maison.
Électeur conservateur de longue date, Jérôme Batret affirme qu'il ne votera plus pour des politiciens de carrière "qui n'ont jamais rien fait de réel dans leur vie". Le 10 avril, il déposera son bulletin de vote en faveur de Jean Lassalle, fils de bergers pyrénéens condamné à une amende de 1 500 euros en 2018 pour avoir porté un gilet jaune à l'Assemblée nationale.
"Les politiciens de Paris n'en ont rien à faire de nous", confie-il, désabusé, à France 24. "Ils font des promesses vides au moment des élections et nous laissent ensuite pourrir. Ils n'ont aucun respect pour le peuple".
Au second tour, quoi qu'il advienne, Jérôme Batret ne votera pas pour l'actuel président. "Le 24 avril, ils nous diront de soutenir Macron comme le moindre mal, mais je ne pense pas qu'il le soit", dit-il. "Si c'est encore Macron contre Le Pen, je voterai Le Pen. Et si c'est Zemmour, je quitterai le pays."
"Les Gilets jaunes ne se sont pas simplement évaporés"
Au plus fort des manifestations, Emmanuel Macron, acculé, avait consenti à une série de mesures pour soutenir le pouvoir d'achat, dont une prime d'activité pour les plus bas salaires ainsi qu'une baisse de cotisation sur les petites retraites. Un "grand débat national" avait également été lancé pour répondre à la crise. Dans le même temps, chaque samedi, les forces de police se sont livrées à une répression féroce contre les manifestants qui a fini par étouffer le mouvement, mais pas la colère.
"Les Gilets jaunes ne se sont pas simplement évaporés après avoir retiré leurs gilets", analyse la chercheuse à Sciences Po Bordeaux Magali Della Sudda, qui a étudié le soulèvement depuis ses débuts.
"Il y a des signes que le mouvement reprend, en se concentrant à nouveau sur ses thèmes initiaux de pouvoir d'achat et de justice sociale", affirme-t-elle, en référence aux appels lancés sur les réseaux sociaux pour protester contre la hausse des prix du carburant.
"Bien sûr, l'histoire ne se répète jamais de la même manière, mais nous pouvons nous attendre à ce que le mouvement reprenne de l'ampleur, sous une forme ou une autre, dans les mois à venir – par exemple si Macron remet sa réforme des retraites sur la table", ajoute-t-elle, en référence à la mesure contestée du gouvernement, qui avait été suspendue pendant la pandémie.
Magali Della Sudda estime que la campagne présidentielle n'a fait qu'alimenter le ressentiment populaire à l'égard des politiciens.
"Il y a un énorme décalage entre les priorités exprimées par les Gilets jaunes et par le grand public, et l'intérêt qui porté à ces sujets par les partis politiques et les médias", juge-t-elle. "Il a fallu une guerre en Ukraine pour que les candidats et les journaux commencent à parler du pouvoir d'achat, mais le problème des prix de l'énergie et des denrées alimentaires n'a pas commencé avec la guerre."
Remplacer la "monarchie présidentielle" française
Si le mouvement des Gilets jaunes a souvent été qualifié par les médias d'"apolitique", soulignant le rejet exprimé des partis politiques traditionnels, la chercheuse considère que ses membres cherchaient au contraire à récupérer la politique en l'arrachant au contrôle de partis et d'institutions jugées non démocratiques.
Une vision partagée par Sabine, 56 ans, qui compare l'expérience des Gilets jaunes à un éveil personnel et collectif. "Il y a d'abord eu le soulèvement, puis le mouvement a pris racine sur les ronds-points et les réseaux sociaux, et par le biais de réunions et d'assemblées régulières", explique-t-elle. "Au fil du temps, nous avons pu élaborer une pensée politique, au sens noble du terme, c'est-à-dire un engagement pour améliorer la société dans laquelle nous vivons."
Alors qu'elle avait l'habitude de "boycotter les élections", cette enseignante en école primaire de Montpellier compte désormais s'exprimer par les urnes. "Après cinq ans de Macron, j'ai décidé d'utiliser mon bulletin de vote pour arrêter le pourrissement".
Plus de trois ans après avoir enfilé pour la première fois leurs gilets lumineux, Sabine et une quinzaine de camarades militants sont toujours sur le rond-point qu'ils ont occupé en périphérie de Montpellier au début du mouvement. Après de longues discussions, ils ont décidé à la majorité de soutenir le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon le 10 avril.
"Il y avait deux exigences principales pour notre choix de candidat : porter nos aspirations et avoir une chance de battre Macron. Mélenchon est le seul à répondre aux deux", explique l'enseignante. Sabine et son petit groupe soutiennent ses promesses de plafonner les prix, d'augmenter les salaires, de renforcer les services publics, de convoquer une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution et de remplacer la "monarchie présidentielle" française.
Le vote "tout sauf Macron"
"Mélenchon n'est pas notre candidat idéal, il n'est pas du goût de tout le monde et nous sommes bien conscients qu'il n'y a pas de solution facile. Mais il est notre meilleure option", juge Sabine. "Nous sommes à la croisée des chemins : soit nous changeons de cap maintenant, soit nous laissons les gouvernants démanteler notre système social. Mais notre lutte ne s'arrêtera pas aux urnes. Quel que soit le vainqueur le 24 avril, nous continuerons à nous battre."
À l'approche du premier tour, le candidat de La France insoumise est engagé dans une bataille pour la seconde place avec Marine Le Pen, qui le devance dans les sondages. Si tous deux cherchent à capitaliser sur le vote anti-Macron, les deux candidats se sont néanmoins gardés de prononcer des appels trop explicites aux Gilets jaunes, craignant de faire fuir les électeurs plus modérés, explique Frédéric Gonthier, politologue au centre de recherche Pacte à Grenoble, qui a mené des enquêtes approfondies sur le mouvement des Gilets jaunes.
"Mélenchon et Le Pen s'attachent à se crédibiliser comme des candidats d'alternance en atténuant leurs points programmatiques les plus clivants. Ils cherchent notamment à gommer le populisme qui, dans sa composante de rejet des élites, était très présent parmi les Gilets jaunes", explique-t-il. "Pour des candidats qui veulent faire primer la respectabilité sur la radicalité, afficher un fort anti-élitisme pour séduire les Gilets jaunes serait contre-productif."
Du point de vue des Gilets jaunes, aucun des deux principaux rivaux d'Emmanuel Macron n'incarne le candidat idéal, analyse Frédéric Gonthier. Du fait de sa longue carrière politique au sein du Parti socialiste, Jean-Luc Mélenchon est considéré par beaucoup comme un "apparatchik" politique, alors que le parti de Marine Le Pen est "profondément mal à l'aise avec la question des brutalités policières, qui est intimement associée aux Gilets jaunes", souligne le chercheur.
Une petite fenêtre d'opportunité
À l'automne 2018, alors que le mouvement monte en puissance, des casseurs se joignent aux manifestations de Gilets jaunes. Des violences éclatent et la police réplique avec zèle. Plusieurs dizaines de manifestants, de journalistes et de passants sont grièvement blessés par les balles en caoutchouc et les grenades assourdissante de la police anti-émeute.
Face à ces violences qui font également des blessés au sein de la police, Emmanuel Macron refuse catégoriquement de remettre en cause les tactiques des forces de l'ordre, réfutant le terme de violences policières. Un point de non-retour pour grand nombre de Gilets jaunes, témoins ou victimes de cette répression, dont la colère vis-à-vis du président demeure à ce jour intacte.
"Nous n'avions jamais rien vu de tel auparavant. Ils nous ont traités comme des parias", assène Daniel Bodin, avec émotion. Ami de Sabine, l'homme de 66 ans a été parmi les premiers à occuper le rond-point de sa commune près de Montpellier.
Parmi ses griefs contre le président, Daniel Bodin cite les nombreuses "petites phrases" d'Emmanuel Macron, sur le travail qui se trouve "en traversant la rue" ou le "pognon de dingue" des allocations. Autant de sorties qui suscitent une répulsion viscérale chez nombre de Gilets jaunes, même si le combat contre le macronisme va, pour lui, bien plus loin.
"Ses commentaires sont la preuve de son mépris pour les petites gens comme nous, mais il serait stupide de s'arrêter à cela. Ce sont les lois qu'il a votées qui me dérangent le plus", explique-t-il. L'ancien photographe accuse le président de détruire les services publics pour "tout privatiser" et dénonce ses politiques "autoritaires" et "liberticides" sur la sécurité globale ou bien encore l'obligation du passe vaccinal.
Comme la majorité de son petit groupe de militants, Daniel Bodin a choisi Jean-Luc Mélenchon pour les élections. Il y voit la seule chance d'inverser "le glissement vers l'économie néolibérale" et de "remettre notre politique entre les mains du peuple". Il fait l'éloge de la promesse du candidat de gauche d'introduire un "référendum d'initiative citoyenne", donnant aux électeurs le pouvoir d'initier une politique et de révoquer leurs représentants élus.
"Mais nous ne sommes ni des fans, ni des groupies", prévient-il. "Et nous ne prétendons pas dire aux gens comment ils doivent voter – c'est ce que font les partis politiques".
Daniel Bodin reconnaît de profondes divisions au sein du mouvement des Gilets jaunes, entre ceux qui sont prêts à s'engager dans le processus électoral et d'autres qui "préfèrent attendre que le système s'effondre ou qu'une guerre civile éclate". "Je comprends ceux qui sont dégoûtés par la politique et ne veulent pas voter", ajoute-t-il. "Mais nous avons une toute petite fenêtre d'opportunité et nous devons essayer."