La ville palestinienne de Jénine victime d’une « punition collective » infligée par Israël
À cause de deux responsables d’attaques mortelles en Israël venus du camp de réfugiés de Jénine, l’armée israélienne y lance des raids quasi-quotidiens.
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Le camp de réfugiés de Jénine est étrangement calme. Les groupes armés palestiniens, puissants dans ces ruelles, se cachent. Le jeûne de ramadan assomme les habitants. L’attente des soldats israéliens use leurs nerfs. Depuis une semaine, l’armée lance des raids quasi-quotidiens dans la grande cité du nord de la Cisjordanie, de préférence à l’aube et en périphérie du camp. Elle hésite à pénétrer le cœur de cet agglomérat de béton miséreux, où se serrent 33 000 descendants de réfugiés de la Nakba, le déplacement forcé de 700 000 Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël, en 1948.
Le gouvernement de Naftali Bennett a donné carte blanche aux militaires. Ils mènent des arrestations et font « sentir leur présence », après une série de quatre attaques terroristes qui ont endeuillé les villes israéliennes depuis le 22 mars, faisant 14 morts. Deux des assaillants sont originaires du camp de Jénine. D’une seule voix, leurs proches, l’Autorité palestinienne et l’armée considèrent qu’ils ont agi sans ordres, sans appuis ni réseaux.
« Ce sont des Palestiniens normaux, estime le gouverneur de Jénine, Akram Rajoub, des Palestiniens en colère, qui se sont sentis humiliés par Israël et qui ont réagi aux attaques quotidiennes de l’armée contre leur communauté. » Entre le 1er janvier et l’attentat du 22 mars, les soldats ont tué 18 civils en Cisjordanie, dont à Jérusalem-Est, selon le bureau des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU. Trois d’entre eux menaient des attaques isolées contre des Israéliens.
Une ville « assiégée »
- Rajoub affirme que sa ville est aujourd’hui « assiégée », victime d’une « punition collective », qu’il assimile à du « terrorisme. » L’armée a partiellement fermé le point de passage qui lie les territoires, occupés depuis 1967, aux cités arabes du nord d’Israël. Elle clôt aux alentours les trous dans le mur qui enserre la Cisjordanie. D’ordinaire, près de 20 000 habitants de Jénine y passent chaque jour pour s’employer au noir en Israël.
Les autorités israéliennes accordent des laissez-passer aux travailleurs légaux, censés contribuer au calme. Elles autorisent aussi les femmes et les enfants à prier le vendredi sur les lieux saints de Jérusalem – mais pas les jeunes hommes. Pourtant, Jénine fait l’objet d’une pression particulière : les marchands locaux et les touristes palestiniens citoyens d’Israël ne passent plus. D’ordinaire, ces derniers font vivre la ville. En ce mois de ramadan, ils lui manquent cruellement. L’iftar, la rupture du jeûne, est bien morne.
Selon la chambre de commerce, Jénine y perd un million d’euros par jour, alors que les marchands se remettent à peine des fermetures du point de passage au temps du coronavirus. « Les Israéliens croient qu’en faisant pression sur les hommes d’affaires, ils pourront dissuader la résistance. Mais ils ne font qu’augmenter le chômage », juge le patron de la chambre de commerce, Ammar Abou Baker.
Un camp en état semi-insurrectionnel
Ce scénario est bien connu. Dès la fin des années 2000, Israël a fait de Jénine le laboratoire de sa « paix économique » : la prospérité en échange de l’abandon des armes. La ville avait été un creuset de la seconde intifada (2000-2005). En 2002, l’armée a partiellement détruit le camp de réfugiés, d’où étaient organisés la majorité des attentats suicides contre les villes d’Israël. La résistance de ses habitants est entrée droit dans la légende palestinienne.
Aujourd’hui, le camp désespère des autorités de Ramallah, en bout de course, incapables de négocier l’indépendance avec Israël comme de le protéger des raids de l’armée. Depuis un an, il est en état semi-insurrectionnel. Les soldats s’y sont trop fait voir. La misère excède. C’est dans ce lent naufrage que Raad Hazem a saisi un pistolet pour tuer trois Israéliens sur des terrasses bondées de Tel-Aviv, le 8 avril.
Raad était un garçon taiseux de 28 ans, religieux et conservateur, réputé intelligent, fils de militaire. Son père, Fathi, un vétéran des intifadas, officier palestinien entraîné par l’armée américaine en Jordanie durant les années 2010, a fini sa carrière colonel à deux étoiles et un aigle, numéro deux de la sécurité dans sa province. Aucun de ses cinq fils n’est particulièrement connu pour son militantisme. Raad a abandonné ses études avant l’université pour réparer les ordinateurs du quartier. Il s’est constitué de belles économies en investissant dans le bitcoin. Selon le renseignement israélien, il avait acheté son arme après un différend avec des voisins, pour défendre son épargne.
Résister « par tous les moyens »
La rue où réside sa famille, juchée sur les hauteurs du camp, est festonnée de drapeaux du Fatah. Un mouton isolé bêle sous un immense portrait du « martyr », qui tient en mains deux fusils M16. Le soir de l’attentat, la famille s’était réunie chez une tante de Raad. Vers 9 heures du soir, ils boivent le café et fument le narguilé lorsque la télévision annonce l’attaque.
« Nous avons reconnu Raad sur les premières images. Nous nous sommes demandé ce qu’il fichait à Tel-Aviv. Puis nous l’avons vu marcher sur le boulevard, une arme à la main », raconte son oncle, Amin, un géant barbu de 53 ans, chauffeur de taxi. Ils ont suivi jusqu’à minuit sa traque sur la chaîne qatarie Al-Jazira et à la télévision israélienne. « Puis il n’y a plus eu la moindre information, rien jusqu’à 6 heures, à l’annonce de sa mort. »
Devant la foule qui se presse sous leur balcon, le père de Raad prononce un discours rageur : il rend gloire à son fils et incite les jeunes du camp à suivre son exemple. « Fathi ne croyait plus à une solution négociée avec Israël, il était désabusé par l’Autorité palestinienne », raconte Jamal Hweel, un haut cadre du Fatah dans le camp, qu’Israël accuse d’inciter à la violence. Jamal Hweel affirme lui aussi que les Palestiniens ont le droit de résister « par tous les moyens » à l’occupant.
« On ne se rendra pas aux Israéliens »
Ces dernières années, Fathi Hazem avait acheté une ferme dans la plaine agricole de Jénine, où il élevait des moutons. « Il a tenté de convaincre ses fils de le suivre. Mais ils étaient trop âgés, ils se sont accrochés au camp et lui s’est retiré seul du monde », raconte son frère, Amin. Le retraité est désormais en cavale. Il refuse de se présenter au renseignement israélien. Il exige qu’on lui rende d’abord le corps de son fils.
« On ne se rendra pas aux Israéliens, je n’ai rien à leur dire », tranche l’un de ses cadets, Hamam, 20 ans. Ce jeune homme frêle a les traits tirés, il ne reste pas au même endroit plus de deux heures. Dimanche, il a échappé de justesse à des soldats israéliens. Il roulait en voiture avec sa mère et son frère de 6 ans, dit-il. Sur le coffre du véhicule, couvert de portraits de Raad, Hamam montre deux impacts de balles. L’une d’elles a traversé le cric.
Dans la poursuite, les soldats ont abattu un adolescent de 17 ans, Mohammed Zakarna. Depuis le 22 mars, onze Palestiniens, dont des assaillants, ont été tués par l’armée. La mort d’une veuve de Bethléem suscite une indignation particulière. Ghada Sabatine, mère de six enfants, a été tuée par des soldats alors qu’elle marchait vers eux « de façon suspecte ».