Entretien. McKenzie Wark : “Face à la classe qui contrôle l’information, nous sommes tous des hackeurs”
DIE ZEIT : McKenzie Wark, comment se passe votre carrière dans la techno ?
MCKENZIE WARK : Merveilleusement bien. Avant tout parce que j’en confie la production à d’autres. Pendant le confinement, tout à coup, je me suis dit : je fais un album. Il s’appelle Lonesome Cowgirl, il est né dans ma chambre, dans une démarche très artisanale. Ma dernière création est un extrait mis en musique du livre que j’écris sur les raves.
Dans Reverse Cowgirl, votre transbiographie qui paraît [en août] en Allemagne, vous parlez de la façon dont la danse vous a aidée à composer avec la transformation de votre corps.
Pendant vingt ans, j’ai complètement tourné le dos à la scène nocturne. Puis j’ai réalisé à quel point la danse apaisait ma dysphorie de genre. Je n’avais plus que quelques vagues souvenirs des clubs de Sydney, d’où je viens, et de Berlin et d’Amsterdam, au début des années 1990. Quand je suis partie vivre à New York au début des années 2000, j’avais laissé cette partie de ma vie derrière moi – jusqu’en 2018. Je trouve d’ailleurs qu’il y a une meilleure ambiance dans les raves d’aujourd’hui. Avant, on prenait des tonnes d’ecstasy. Aujourd’hui, dans mon milieu en tout cas, les drogues sont passées au second plan. Elles ne sont plus qu’un outil. Dans les raves queer, celles qui m’intéressent le plus, le vrai problème, c’est plutôt ces participants hétéros qui ne savent pas danser et regardent leur téléphone au milieu de la piste de danse.
On a pu retrouver l’euphorie de l’ère techno aux débuts d’Internet et de la culture hackeur. Votre livre A Hacker Manifesto est paru en 2004 [en 2006 dans sa version française, Un manifeste hacker, éd. Criticalsecret]. Pour beaucoup, c’est un classique de la théorie [de l’information]. Vous en avez récemment publié une mise à jour, Capital is Dead [“Le capital est mort”, non traduit en français]. Vous y défendez une idée provocante : et si nous ne vivions plus depuis longtemps dans le capitalisme, mais dans un système bien pire ?
La gauche doit admettre qu’elle a échoué sur toute la ligne. Nous avons essuyé défaite après défaite, qu’il s’agisse des syndicats ou des organisations politiques. C’est dur de le reconnaître, évidemment, et on préfère faire preuve d’optimisme. Mais je crains qu’une approche pleine d’espoir ne conduise pas toujours à des décisions tactiques raisonnables. Je considère que ma tâche, en tant qu’intellectuelle, consiste à construire le langage le plus juste pour décrire et critiquer notre présent. Or le concept de “capitalisme” ne me semble plus très adapté.
À l’ère de l’information, écrivez-vous, ce ne sont plus le capital et le travail qui s’opposent, mais deux nouvelles classes : les “hackeurs”, d’une part, et les “vectoralistes”, de l’autre. Qui sont-ils ?
Sous le terme de “hackeur”, je regroupe tous ceux qui produisent de nouvelles informations, mais qui n’en saisissent pas forcément la valeur ou, du moins, qui ne peuvent pas la monétiser. Cela comprend les artistes, le monde de la culture, les scientifiques – tous ceux qui imaginent quelque chose qui est protégé par le droit d’auteur. Au fond, tout le monde est un hackeur qui produit de l’information, mais qui n’est pas propriétaire de Google.
Car une entreprise comme Google appartient aux “vectoralistes”. C’est ainsi que vous nommez la nouvelle classe dominante.
La classe dominante d’aujourd’hui ne détient ni les terres ni les moyens de production. Son pouvoir repose sur le fait qu’elle contrôle l’information. Cela se fait sous forme de brevets, de marques déposées et de droits d’auteur, mais aussi par le biais des systèmes logistiques. Le vecteur d’information, comme j’appelle cette forme de contrôle, leur appartient.
Google n’est en ce sens pas le meilleur exemple : la classe des vectoralistes ne domine pas seulement l’industrie technologique. Elle a aussi la main sur des chaînes de supermarchés comme Walmart – dont le modèle économique s’appuie aujourd’hui avant tout sur la mise en réseau la plus étroite possible des données clients et des chaînes d’approvisionnement. Ou encore sur l’industrie pharmaceutique, dont l’activité principale ne consiste pas seulement à fabriquer des vaccins, mais à posséder et contrôler les brevets et la recherche – la plupart du temps d’ailleurs, la fabrication est confiée à des sous-traitants à l’autre bout du monde.