Le Royaume-Uni vers la chute sans fin avec Liz Truss
En seulement quelques semaines au pouvoir, la Première ministre Liz Truss aura réussi l'exploit d'unir les marchés financiers et son propre parti contre elle.
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Les militants conservateurs qui se pressent aux portes à tourniquet du palais des congrès de Birmingham font la grimace. Il est vrai que la musique tonitruante de Benny Hill qui retentit près d'eux donne à leur entrée une allure comique, sinon ridicule. L'instigateur de cette farce se nomme Steve Bray. Ce militant anti-Brexit a bien pris soin de régler son amplificateur afin de ne pas dépasser le niveau de décibels autorisé sur la voie publique. La police des West Midlands, pourtant appelée à la rescousse par les organisateurs de la conférence annuelle du Parti conservateur, furieux, n'interviendra pas. Et quand Steve en a assez de l'air de Benny Hill, il joue celui du Muppet Show.
Si beaucoup de conservateurs britanniques en sont venus à exécrer Steve Bray et ses farces, c'est sans doute qu'elles visent juste et les touchent au coeur. Car le Brexit continue, inexorablement, son oeuvre d'empoisonnement de la vie publique britannique. Beaucoup parlent désormais de sabordage national. Le Financial Times évoque même le "Brexit, ce facteur de comorbidité". Pour le journal économique de référence, l'idéologie du Brexit devait un jour mener à ce fantasme économique catastrophique qui ébranle actuellement le Royaume-Uni. Cela pourrait être comique si ce n'était en fait tragique : voilà, résumé, le coeur du message de Steve Bray.
Panique à la City
En seulement quelques semaines au pouvoir, la Première ministre Liz Truss aura réussi l'exploit d'unir les marchés financiers et son propre parti contre elle. Et de propulser les travaillistes dans les sondages, qui, selon l'expert John Curtice, sont pratiquement assurés de gagner les prochaines élections. En cause, ses choix économiques et ceux de son chancelier de l'Echiquier Kwasi Kwarteng. Annoncés à la va-vite le 23 septembre, les 45 milliards de livres sterling (environ 50 milliards d'euros) de baisse d'impôts bénéficiant aux plus riches, couplés à la hausse des dépenses en matière de défense et d'aide énergétique, chiffrées entre 100 et 150 milliards de livres, le tout sans aucun plan précis de financement, ont paniqué les marchés financiers.
La livre sterling ayant plongé à son cours le plus bas face au dollar depuis plus de quarante ans, la banque d'Angleterre a dû intervenir et dépenser 65 milliards de livres pour stabiliser et rassurer les marchés. Durant neuf jours, Liz Truss a campé sur ses positions, résolue à combattre "l'orthodoxie économique". Puis il y eut une première volte-face. Devant la grogne de ses députés, dont un tiers seulement la soutient, elle dut renoncer à la baisse de l'imposition des revenus les plus hauts (qui devait passer de 45 % à 40% d'imposition). Le ministre de l'Economie Kwasi Kwarteng, quant à lui, promettait de donner les détails chiffrés de sa révolution économique avant fin novembre, avant de se contredire à nouveau. "Nous sommes foutus" fut sans doute la phrase la plus entendue dans les couloirs du palais des congrès de Birmingham.
"Nous assistons à la désintégration du Parti conservateur et à l'écroulement de l'édifice Brexit, dont les contradictions internes sont désormais criantes", analyse le Britannique Mujtaba Rahman, directeur Europe d'Eurasia Group, cabinet de conseil en risque politique. Une désintégration due à l'irruption de la réalité dans ce que l'éditorialiste Robert Shrimsley nomme cet "absolutisme idéologique nommé Brexit" qui corrode la vie publique britannique depuis six ans. "Liz Truss a révélé le véritable visage économique du Brexit, à savoir une baisse drastique des impôts et une dérégulation généralisée. Or, non seulement les conservateurs n'ont pas été élus en 2019 sur ce programme, mais les marchés ont également rejeté massivement ce plan."
"Ce sont les autres qui ont tort"
A croire que les conservateurs britanniques sont devenus si insulaires, si coupés du monde extérieur qu'ils sont incapables d'anticiper la réaction des marchés financiers devant leurs expérimentations économiques. "C'est ce qu'il se passe à force de penser que ce sont toujours les autres qui ont tort et que vous seuls avez raison. Vous emballez le tout en proclamant la fin de l'orthodoxie économique et vous croyez que le tour est joué", conclut Robert Shrimsley. Erreur, d'autant que les marchés se souviennent aussi des expérimentations démocratiques de Boris Johnson lorsqu'il était au pouvoir : par exemple quand il a suspendu le Parlement, une suspension jugée illégale par la Haute Cour de justice, ou quand il a annoncé qu'il ne respecterait pas l'accord international du protocole nord-irlandais, qu'il avait négocié en personne avec l'UE et signé. Comment s'étonner de l'inquiétude, voire de la panique des investisseurs ?
"Pour s'en sortir, les Britanniques vont devoir tuer leurs démons", estime Mujtaba Rahman. En commençant, poursuit cet expert, par bouter le parti du Brexit hors du pouvoir. "Depuis 2016, les Tories ont adopté un ton qui ne passe pas, que ce soit dans leurs relations avec l'UE ou avec le reste du monde, y compris les Etats-Unis." Pour Rahman, "un retour à la clarté et au pragmatisme est aussi urgent que nécessaire".
Mais deux ans avant les prochaines élections, c'est long, surtout en politique. Liz Truss a quelques semaines pour rectifier le tir, rassurer les marchés et, pourquoi pas, convaincre les Tories qu'ils n'auront pas à chercher un nouveau leader d'ici à Noël. Ce ne serait, après tout, que le cinquième en six ans. La rumeur veut d'ailleurs que Rishi Sunak se tienne en embuscade.
Les optimistes décèlent toutefois une lueur d'espoir. Contre toute attente, Liz Truss a voulu participer à la première réunion de la Communauté politique européenne voulue par Emmanuel Macron, qui s'est tenue le 6 octobre à Prague. Elle a même proposé que Londres accueille la prochaine assemblée. Serait-ce le début de cette "réinitialisation" tant espérée ? One lives in hope, comme on dit outre-Manche.