Recep Tayyip Erdogan est réélu et reste maître de la Turquie
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Le président Recep Tayyip Erdogan a remporté ce dimanche 28 mai la victoire au second tour de l'élection présidentielle en Turquie. Il est réélu pour cinq ans. De nombreux chantiers l'attendent.
Recep Tayyip Erdogan reste maître de la Turquie pour cinq années supplémentaires. En dépit d'un fort désir de changement d'une partie de l'électorat, le chef de l'État, 69 ans, partait favori du second tour de la présidentielle avec cinq points d'avance à l'issue du premier tour du 14 mai, où il avait recueilli 49,5% des suffrages. Au pouvoir depuis vingt ans, il recueille 52,1% des suffrages, contre 47,9% pour son adversaire Kemal Kiliçdaroglu après décompte de près de 99,7% des voix, et déclaré vainqueur par la commission électorale.
La victoire n'a pas été aussi large qu'espérée par le camp présidentiel. Et certains au QG de l'AKP se disent un peu surpris que l'écart de 5 points qui séparaient Kemal Kiliçdaroglu et Recep Tayyip Erdogan au premier tour ne soit pas plus importants ce dimanche soir, rapporte notre envoyé spécial à Istanbul, Daniel Vallot. De nombreux supporters d'Erdogan espéraient plus de 60% des voix. « Mais l'essentiel, se satisfait un membre du parti AKP, c'est que la victoire soit acquise et que le président turc puisse poursuivre le travail entamé il y a tout juste 20 ans ». Des rassemblements spontanés se sont formés partout dans les villes où le « reis » a triomphé, en particulier au cœur de l'Anatolie.
« Être contre Erdogan, c'était être contre l'État »
Trois choses pouvaient laisser espérer une alternance, explique à RFI Samim Akgonül, directeur du département des études turques à l'université de Strasbourg. D'abord, l'usure du pouvoir après 20 années passées à la tête de l'État. Ensuite, une crise économique qui dure depuis deux ans avec une hyperinflation et l'appauvrissement de la population. Le taux d'inflation officiel était à plus de 40% sur un an après avoir dépassé les 85% à l'automne, résultat d'une baisse régulière des taux d'intérêt voulue par le président Erdogan. Ce dernier affirme, à rebours des théories économiques classiques, que les taux d'intérêt élevés favorisent l'inflation et il a indiqué pendant sa campagne qu'il n'avait aucune intention de les relever.
La livre turque a perdu plus de la moitié de sa valeur en deux ans et a atteint cette semaine les 20 livres pour un dollar. Selon les données officielles, Ankara a dépensé 25 milliards de dollars en un mois pour la soutenir. Mais son effondrement semble inéluctable. D'autant que les réserves en devises sont passées dans le rouge pour la première fois depuis 2002.
Dernière raison qui aurait pu causer la défaite de Recep Tayyip Erdogan, le séisme survenu en février dernier qui a dévasté des zones entières de la Turquie, fait 50 000 morts et 3 millions de sans-abris. « Ces trois causes auraient pu balayer n'importe quel régime du monde, analyse le chercheur Samim Akgonül. Mais les raisons rationnelles du vote en Turquie viennent au second plan par rapport aux raisons irrationnelles liées à l'identité nationale d'une part et religieuse de l'autre et la manière de vivre. Dans les trois cas, Recep Tayyip Erdogan a su convaincre qu'il faisait partie intégrante de l'État. Être contre Erdogan, c'était être contre l'État. Donc, la moitié des électeurs ont eu ce sentiment de voter pour l'État. »
« D'immenses défis à relever ensemble »
La réélection de Recep Tayyip Erdogan a été accueillie par un concert de félicitations qui traduisent l'importance du rôle d'Ankara sur la scène internationale. Premier à saluer sa victoire, le président russe Vladimir Poutine y a vu « le résultat logique » d'un « travail dévoué » à la tête du pays et « la preuve évidente » des efforts du président turc « pour renforcer la souveraineté de l'État et mener une politique étrangère indépendante ». Un peu plus tard, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a pour sa part dit espérer « un renforcement supplémentaire du partenariat stratégique » entre Kiev et Ankara, « ainsi que le renforcement de notre coopération pour la sécurité et la stabilité de l'Europe. » La Turquie joue un rôle de médiateur dans le conflit russo-ukrainien. Elle a été au centre des discussions concernant l'accord sur l'export des céréales ukrainiennes par la mer. Partenaire de l’Ukraine, à laquelle elle fournit des drones de combat, elle est également proche de la Russie, dont elle dépend pour ses approvisionnements en énergie et en blé.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a également félicité Recep Tayyip Erdogan, qualifiant la Turquie et l'Allemagne d'« alliés proches », dont « les peuples et les économies sont profondément liés ». « J'ai hâte de continuer à travailler ensemble en tant qu'alliés au sein de l'Otan sur des questions bilatérales et des défis mondiaux », a de son côté tweeté le président américain Joe Biden. « La France et la Turquie ont d'immenses défis à relever ensemble, a aussi réagi Emmanuel
Malgré ces appels des Européens à travailler en coopération, le chercheur Samim Akgonül auprès de RFI penche pour un scénario dans lequel Recep Tayyip Erdogan risque d'être plus radical vis-à-vis de l'Europe : « Il s’est allié avec la droite nationaliste et l’islam radical. Il ne fera absolument pas de forcing pour rentrer dans l’Union européenne. Il pourrait se rallier avec des pays plus autoritaires comme la Russie, il y a des germes de cela, mais également la Chine. On peut s’attendre à une droitisation et une asiatisation de la politique étrangère de la Russie. »
Au niveau régional, Recep Tayyip Erdogan a désormais cinq ans de plus pour se rapprocher de son voisin syrien, les tentatives opérées ces derniers mois n'ayant pas abouti malgré une médiation russe. Le président syrien Bachar el-Assad a exigé en préalable à toute rencontre avec son homologue le retrait des forces turques stationnées dans le nord de la Syrie sous contrôle rebelle et la fin du soutien d'Ankara aux groupes rebelles opposés à Damas. La Turquie, qui a lancé depuis 2016 plusieurs incursions contre des groupes jihadistes et kurdes en territoire syrien, accueille sur son sol 3,4 millions de réfugiés syriens ayant fui la guerre. Erdogan a annoncé début mai la construction de 200 000 logements sur treize sites du nord de la Syrie pour permettre le retour « volontaire » d'au moins un million de personnes.
Crainte pour les libertés fondamentales
Recep Tayyip Erdogan va également devoir faire face à plusieurs défis sur le plan national. L'une de ses priorités sera sans doute de soulager une population à bout de souffle face à l'inflation. La Banque centrale, privée de toute indépendance, a dilapidé ses réserves de change pour empêcher une chute de livre, la monnaie turque, avant le scrutin. Ses réserves sont même dans le rouge, une première depuis 2002.
La crainte est donc que la Banque centrale ne parvienne plus à soutenir la monnaie, dont une nouvelle chute entraînerait à coup sûr une nouvelle flambée de l’inflation. La semaine dernière, la livre a déjà atteint un plus bas historique. Özgün, électeur de l’opposition, s’attend au pire : « Quand on voit que le dollar est déjà à 20 livres malgré les manœuvres de la Banque centrale, ça ne m’étonnerait pas du tout qu’elle plonge à 25 ou 26 livres pour un dollar. »
Même dans le camp du pouvoir, certains sont inquiets. Comme Ahmet et Oguz, qui ont pourtant voté pour Tayyip Erdogan. « Les mois à venir risquent d’être très difficiles. Ce n’est pas seulement lié à notre pays, mais aussi à ce qui se passe au niveau de l’économie mondiale… Je suis sûr qu’Erdogan prendra des mesures, mais seront-elles efficaces ? », indique le premier. « Je n’ai pas beaucoup d’espoirs pour notre économie. Pour Erdogan, c’est peut-être une victoire à la Pyrrhus. Oui, on a gagné d’un côté, mais on a peut-être perdu de l’autre », abonde le second. Des craintes d’autant plus fondées que le président a soutenu pendant la campagne qu’il continuerait de baisser les taux de la Banque centrale pour réduire l’inflation, à rebours total des théories économiques classiques.
L'autre enjeu est la reconstruction des régions touchées par le tremblement de terre du 6 février dernier. Le président a promis de reconstruire au plus vite 650 000 logements dans les provinces affectées. Le coût total des dégâts du désastre s'élève à plus de 100 milliards de dollars.
« Il est temps de mettre de côté les disputes de la campagne électorale et de parvenir à l'unité et à la solidarité autour des rêves de notre nation », a lancé le chef de l'État à la foule massée devant le palais présidentiel à Ankara ce dimanche. Mais, chez ses opposants, cette reconduction à la tête du pays fait craindre une nouvelle menace pour les libertés fondamentales. Dans son rapport mondial 2022, Human Rights Watch estimait que la Turquie avait reculé de plusieurs décennies en matière de droits de l'homme sous la présidence d'Erdogan.
« Je pense que cela va empirer », estime le chercheur Samim Akgonül auprès de RFI. « En 20 ans de pouvoir, l'ensemble de l'appareil étatique est aux ordres de Recep Tayyip Erdogan. L'État a fait campagne pour sa réélection. À partir de cette réélection, des valeurs comme les droits de l'homme, l'État de droit ou la démocratie participative vont être véritablement mis au second plan. Je pense que l'on commence une période très difficile en ce qui concerne les libertés fondamentales et universelles en Turquie. » La réélection de Recep Tayyip Erdogan intervient dix ans jour pour jour après le début des grandes manifestations de « Gezi » qui s'étaient répandues dans tout le pays et avaient été sévèrement réprimées.
Reprendre les grandes villes à l'opposition
Et pour finir, malgré sa victoire, les défis électoraux ne sont pas terminés pour le président turc. Erdogan s’est déjà fixé un objectif à court terme : les élections municipales, qui auront lieu dans dix mois, en mars 2024. Et c’est apparu clairement dans son premier discours de victoire à Istanbul. Dans cette ville où il est né et dont il a été maire et que son parti a perdue en 2019 au profit de l’opposition, il a déclaré à ses partisans : « Etes-vous prêts à reprendre Istanbul aux municipales ? Alors on continue ! ».
Et il n'y a pas qu'Istanbul dans le viseur d'Erdogan, mais aussi Ankara, la capitale, qui, comme Istanbul, a voté majoritairement pour Kemal Kiliçdaroglu, signe que la bataille s’annonce difficile pour le président et qu’il devrait donc non pas chercher à apaiser, mais continuer à stigmatiser ses opposants.
Et l’un d’eux en particulier va concentrer son attention, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu. Homme politique très populaire - il était d’ailleurs le favori de tous les sondages pour une présidentielle face à Tayyip Erdogan- mais homme politique menacé. Un tribunal l’a condamné en décembre à deux ans et sept mois pour « insulte » envers les membres du Haut Conseil électoral.
En ce lendemain de scrutin, les médias proches du pouvoir prédisent tous une condamnation en appel d’Ekrem Imamoglu dans les prochains mois, ce qui entraînerait pour lui une interdiction de vie politique et son remplacement, jusqu’aux élections, par un maire élu par le conseil municipal qui, lui, est aux mains de l’alliance au pouvoir.