Prix Abel 2022 : le mathématicien américain Dennis Sullivan récompensé pour ses travaux sur la topologie et les écoulements de fluide
Le mathématicien américain Dennis Sullivan a reçu le prix Abel 2022 pour ses vastes contributions à la topologie et à la théorie des systèmes dynamiques. C’est le second topologue à recevoir ce "Nobel des maths", décerné tous les ans par l’Académie norvégienne des sciences, après John Milnor en 2011. Portrait de ce mathématicien infatigable de 81 ans à la carrière impressionnante.
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S’il fallait définir les mathématiques exercées au cours de sa longue carrière – plus de 50 ans – par Dennis Sullivan, on pourrait d’abord citer la topologie. Il s’agit de ce domaine des maths où l’on examine les espaces aux déformations près. Ainsi, d’un point de vue topologique, une bouée à un trou ou un donut – un tore dans le vocabulaire mathématique – est équivalent à une tasse avec une anse, ce qui compte étant le nombre de trous. Ensuite, il s’est intéressé aux systèmes dynamiques (lire l'encadré ci-dessous), et plus récemment – depuis le début des années 1990 – aux écoulements de fluides.
"On pourrait le voir comme un savant universel de la Renaissance"
"D’un certain point de vue, étant donné qu’il a contribué à de nombreux domaines différents des mathématiques, et utilisé des outils variés issus de la géométrie, de l’algèbre ou de l’analyse, on pourrait le voir comme un savant universel de la Renaissance, raconte Curtis McMullen, professeur à l’université Harvard (États-Unis), médaillé Fields, et qui fut l’un de ses premiers étudiants. Mais, après quelque temps, je me suis aperçu que sa trajectoire scientifique était très cohérente avec, en ligne de mire, une idée générale : étudier les structures sur les espaces."
La théorie des systèmes dynamiques a été élaborée par Henri Poincaré à la fin du 19e siècle à partir de la mécanique céleste. Prenons le Système solaire constitué d’un soleil (lourd) et d’un certain nombre de planètes (beaucoup plus légères). Dans la modélisation mathématique du Système solaire, l’état du système est déterminé par les positions et les vitesses du Soleil et de chaque planète. Les états possibles du système forment les points d’un espace appelé l'"espace des phases". L'évolution de ces paramètres, c'est-à-dire le mouvement de l’état du système dans l’espace des phases, est régie par une loi d’évolution, en l’occurrence par la loi de la gravitation de Newton qui s’exprime mathématiquement sous forme d’équations différentielles. Comment va évoluer le Système solaire sur le long terme ? Existe-t-il une probabilité positive pour que le système soit instable en un temps fini ? Autrement dit, ce système est-il stable ou bien la Terre ou une autre planète finira-t-elle par être éjectée du cortège des planètes, rompant cette belle harmonie ? Le propos des systèmes dynamiques est justement de répondre à ce type de question.
Ayant commencé ses études universitaires en chimie à l’université Rice, à Houston (Texas), Dennis Sullivan tombe sur un cours de maths qui le passionne et change de domaine. Ses premiers résultats sont en topologie où il travaille sur la classification des variétés. "Les variétés sont des abstractions mathématiques de l’espace ordinaire", explique à Sciences et Avenir - La Recherche le lauréat, qui répond à nos questions par visioconférence dans son bureau de l’université de Stony brook, dans l’état de New York. "Les premiers travaux de classification de ces variétés de grande dimension étaient assez algébriques – et de fait étudier ces espaces avec l’algèbre permet de saisir une partie de la structure –, mais il y a un côté « pervers » et on en oublie les aspects géométriques qui sont très importants. Remettre au centre les aspects géométriques est ce que j’ai voulu faire dans mes travaux." Après de premiers résultats très remarqués sur la classification des variétés de grande dimension, il accepte en 1974 la chaire de professeur permanent à l’Institut des études avancées à Bures-sur-Yvette (IHES), près de Paris, où il restera jusqu’en 1996. "Après qu'Alexandre Grothendieck a quitté l’IHES avec fracas en 1970, on a proposé le poste à Daniel Quillen (1940-2011) [mathématicien américain qui a reçu la médaille Fields en 1978 pour ses travaux en algèbre homotopique, ndlr], qui l’a refusé, puis à moi. J’ai saisi l’opportunité et je suis venu en France", s’amuse-t-il.
"C’est l’un des mathématiciens les plus polyvalents que je connaisse"
En 1981, il acceptera en parallèle la chaire Albert Einstein à l’université de la ville de New York, qu’il occupe toujours aujourd’hui. "Son amie de l’époque, qui deviendra sa femme, était brésilienne, et on s’amusait à dire qu’il passait la moitié de son temps à Paris, la moitié à New York et une autre moitié au Brésil", sourit Curtis McMullen. À l’IHES, ce sont des années vibrantes et riches consacrées aux systèmes dynamiques. "C’est l’un des mathématiciens les plus polyvalents que je connaisse, raconte Anton Zorich, professeur à l’université Paris-Cité, qui fréquentait alors l’IHES. Maintes fois, je suis tombé sur des théorèmes de Sullivan dans des domaines auxquels je ne savais même pas qu’il avait contribué. Je pourrais raconter une multitude d’anecdotes, mais c’est lui qui a lancé la mode du volley-ball à l’IHES [en fait son épouse de l’époque, ndlr], et il était le seul que le chef Patrick autorisait à arriver en retard au déjeuner. Il animait tout un groupe de chercheurs et de visiteurs. Il a un charisme étonnant. Et une énergie débordante : lors d’un séminaire ayant lieu un 24 décembre, il a fallu le supplier d’arrêter à 17h00, les participants souhaitant rejoindre leurs familles pour fêter Noël…" Curtis McMullen, qui était son étudiant en thèse entre 1981 et 1985, confirme : "Il était très impressionnant de bien des manières, et comme aucun autre mathématicien que je connaissais. Un côté généreux où il invitait beaucoup de monde chez lui. Un côté charismatique texan mêlé à un intellectuel cosmopolite, se sentant chez lui aussi à bien à Paris qu’à New York."
De son travail colossal – près de 200 publications –, peut-on faire ressortir les résultats les plus marquants ?