Le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, amorce d’un tournant géopolitique majeur
Le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) a développé, en politique étrangère, des qualités de funambule. Son dernier numéro d’équilibriste est sans doute le plus risqué. À la surprise générale, l’Arabie saoudite et l’Iran, ainsi que la Chine, ont annoncé que les deux pays rétablissaient leurs relations diplomatiques rompues en 2016.
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Le récent rapprochement entre l'Arabie saoudite et l'Iran, qui ont annoncé, vendredi 10 mars, avoir conclu un accord visant au rétablissement de leurs relations diplomatiques rompues depuis sept ans, est un évènement géopolitique majeur pour le Moyen-Orient.
Annoncé à l'issue de pourparlers qui se sont déroulés à Pékin, ce rapprochement pourrait en effet avoir, selon les experts, de nombreuses conséquences pour les principaux acteurs de la région.
Outre la guerre au Yémen, où Riyad et Téhéran s’affrontent indirectement depuis 2015, les crises au Liban et en Irak, où la pétromonarchie sunnite et la République islamique chiite soutiennent des adversaires politiques, cette annonce risque de bouleverser la donne pour Israël.
Un échec diplomatique pour Benjamin Netanyahu ?
Même si on ignore quels compromis ont été consentis par les uns et les autres du côté de Pékin pour parvenir à ce rapprochement, et que les bonnes intentions des deux rivaux restent à prouver, d’aucuns se demandent si cette détente peut contrecarrer les plans de l’État hébreu et de l’administration Biden qui œuvraient en coulisses en faveur d’un accord de normalisation entre Israël et l'Arabie saoudite.
Longtemps tenu à l’écart sur la scène régionale en raison du conflit israélo-palestinien, l’État hébreu a normalisé ses relations avec plusieurs pays du Golfe, les Émirats arabes unis et Bahreïn, dans le cadre des accords d’Abraham parrainés par l’administration Trump en 2020. Avec un feu vert tacite de l’Arabie saoudite qui domine le Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Peu après l’annonce de l’accord conclu en Chine, l'opposition israélienne a tiré à boulets à rouges sur le Premier ministre Benjamin Netanyahu en l’accusant d’avoir offert une victoire diplomatique aux Iraniens. Il est notamment reproché à son gouvernement, empêtré dans sa très controversée réforme de la justice, de ne pas avoir réussi à faire entrer l'Arabie saoudite dans les Accords d'Abraham pour isoler un peu plus Téhéran et créer un front commun arabo-israélien face à la menace nucléaire iranienne. Le programme nucléaire iranien est perçu comme une menace existentielle par l’ensemble des forces politiques israéliennes.
"L'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran est un échec total et dangereux de la politique étrangère du gouvernement israélien", a lancé le chef de l'opposition israélienne Yaïr Lapid sur Twitter.
"Cette annonce n’est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle pour Israël, mais Yaïr Lapid est dans son rôle et dans une posture politique extrêmement légitime parce qu’après tout Benjamin Netanyahu est le grand artisan des Accords d’Abraham", estime Frédéric Encel, maître de conférences à Science-Po et docteur en géopolitique.
Et de poursuivre : "Benjamin Netanyahu s’est fait fort, lors des dernières campagnes électorales successives, d’être celui qui parviendrait à planter un drapeau israélien sur le sol saoudien, autrement dit à ouvrir des relations diplomatiques avec la monarchie wahhabite. Or avec ce rapprochement irano-saoudien, il est clair qu’Israéliens et Saoudiens n’en prennent pas le chemin, même si de toute façon, la monarchie wahhabite n’avait pas l’intention, jusqu’ici, de franchir le pas pour ouvrir des relations diplomatiques avec Israël".
Un rapprochement israélo-saoudien compromis ?
Même si le conflit israélo-palestinien n’est plus prioritaire pour l’Arabie saoudite, la récente flambée des violences dans les territoires palestiniens, concomitante avec l’arrivée au pouvoir, fin décembre, du gouvernement le plus à droite de l'histoire d'Israël, rend difficile un revirement diplomatique à court terme pour le pays qui abrite les deux sites les plus sacrés de l'islam.
Selon Simon Mabon, professeur en relations internationales et spécialiste du Moyen-Orient à l’Université de Lancaster, au Royaume-Uni, l’Arabie saoudite dirigée par le prince héritier Mohammed Ben Salmane n’est tout simplement pas prête à signer des accords avec Israël.
"Les Saoudiens discutent avec les Israéliens, ce n’est un secret pour personne, mais ils ne sont pas prêts à normaliser leurs relations comme l’ont fait certains de leurs voisins du Golfe, parce que les répercussions d’un tel rapprochement vont au-delà du domaine politique et induisent d’énormes conséquences dans l'ensemble du monde musulman, estime-t-il. Pour franchir le pas, Riyad aura besoin d’un accord global très large avec les États-Unis, or je ne pense pas que Mohammed Ben Salmane ait très envie d’offrir une telle victoire diplomatique à l’administration Biden, vu l’état de ses relations avec Joe Biden, qui ne sont pas particulièrement étroites, ce qui complique un peu plus la donne pour ce dossier".
Toutefois, les experts s’accordent pour indiquer que le rapprochement entre Téhéran et Riyad n’aura pas de conséquence fatale pour les relations qu’entretiennent dans l’ombre Israël et l’Arabie saoudite. Après tout, ces derniers mois, les Émirats arabes unis ont repris leurs relations diplomatiques avec l'Iran, sans le moindre impact sur les relations déjà bien engagées entre Abu Dhabi et Tel-Aviv.
Alors que les négociations étaient déjà en cours avec les Iraniens, Riyad n’a pas hésité à montrer des signes positifs l'année dernière, en ouvrant notamment, à l’occasion de la tournée régionale de Joe Biden, son espace aérien à "tous les transporteurs". Un geste de bonne volonté qui a levé de facto les restrictions pour des avions à destination et en provenance d'Israël.
Deux quotidiens américains de référence, le Wall Street Journal et le New York Times, ont rapporté cette semaine que Riyad a fait monter les enchères ces derniers mois en cherchant à obtenir des garanties de sécurité de la part de Washington et une assistance sur son programme nucléaire civil, en échange d'une normalisation avec Israël. Un prix élevé que les États-Unis n’ont pas accepté de payer, pour le moment, quitte à laisser la Chine s’engouffrer au Moyen-Orient.
La Chine au Moyen-Orient, une bonne nouvelle pour Israël ?
Après la signature, en mars 2021, d’un accord de "coopération stratégique et commerciale sur 25 ans" entre Pékin et Téhéran, la visite remarquée, en décembre, du président chinois, Xi Jinping, en Arabie saoudite, et maintenant l'accord saoudo-iranien, la Chine semble prête à jouer un rôle prépondérant dans une région délaissée par les États-Unis. Et pas seulement un rôle économique. Au grand dam des Israéliens ?
"Israël a beau avoir des relations cordiales avec la Chine, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle du point de vue des Israéliens de voir un nouvel interlocuteur intervenir dans la région, a fortiori une grande puissance mondiale comme la Chine, souligne Frédéric Encel. À partir du moment où les États-Unis étaient prépondérants pendant un demi-siècle, dans un rôle de juge et arbitre, la situation était plutôt confortable pour Israël. Si demain Pékin devait sérieusement concurrencer Washington dans la région, cela ouvrirait une alternative qui n’est pas forcément du meilleur grain pour Israël".
Et de conclure : "De toute façon, qu’il y ait rapprochement entre Riyad et Téhéran ou pas, que les Chinois décident de s’impliquer dans la région ou pas, les Israéliens sont obnubilés par la potentielle capacité des Iraniens de se doter à terme de la bombe nucléaire. Et quelle que soit la nature ou la coloration politique du gouvernement en Israël, ils ne le permettront pas".