Inquiétudes croissantes concernant l'ampleur du lobbying des Émirats arabes unis auprès de l'Union européenne
Les Émirats arabes unis s'appuient fortement sur le soft power via la création d'un réseau protéiforme et étendu de cercles de pression ou d'influence visant à persuader les décideurs politiques au sein des institutions européennes, selon un rapport que l'association Droit au Droit a récemment publié et présenté au Parlement européen.
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"Tout ce qui brille n'est pas or". Une expression qui traduit bien le contraste entre la vitrine ou façade progressiste, ultra moderne et clinquante que les Emirats Arabes Unis (EAU) disséminent à grands efforts de lobbying ou soft power persuasifs et la réalité férocement autoritaire et répressive que le régime de ce pays incarne tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ces frontières. A l'instar d'autres entités politiques, les institutions européennes figurent également parmi les cibles privilégiées de cette stratégie d'enjolivement voire de dissimulation patente et bien orchestrée.
Cette facette et les défis qu'elle pose en termes de transparence à la fois institutionnelle et démocratique pour l'Europe font l'objet d'un rapport que l'association Droit au Droit a récemment publié et présenté au Parlement européen. Il est le fruit d' une investigation méticuleuse puisant dans des documents ou archives d'accès public, ainsi que d'entretiens avec des dizaines de députés ou ex-parlementaires, diplomates et hauts fonctionnaires, universitaires, journalistes et autres "initiés".
Le lustre et la réalité
Ce que le rapport révèle, c'est qu'en plus de la diplomatie traditionnelle, les Émirats arabes unis s'appuient fortement sur le soft power via la création d'un réseau protéiforme et étendu de cercles de pression ou d'influence visant à persuader les décideurs politiques au sein des institutions européennes, qu'en dépit des apparences ou plutôt de la crue réalité, leurs propres intérêts politiques ne vont pas à l'encontre des principes supposés fonder la politique étrangère et de sécurité de l'UE, à savoir le respect des droits humains, de l'état de droit et la démocratie. L'objectif est clair: diffuser un idéal narratif qui dépeint les EAU comme un pays tolérant et moderniste et l'allié stratégique idéal de l'UE au Moyen-Orient.
Pourtant, cette image éminemment lustrée est en contradiction manifeste avec la répression constante et systématique dont sont victimes les journalistes critiques, les dissidents politiques et les défenseurs des droits humains dans le pays. Pour ne citer que les cas emblématiques d'Ahmed Mansoor, Mohammed al-Roken et Nasser Bin Ghaith, les menaces de harcèlement, d'arrestation et même de torture à leur encontre sont à l'évidence monnaie courante. La coresponsabilité militaire des EAU, aux côtés de leurs alliés saoudiens, dans la tragédie humanitaire et criminelle qui affecte le Yémen et sa population civile est également devant les yeux de tous. Sans parler d'autres réalités tout aussi peu miroitantes, telles l'implication émiratie dans le scandale des logiciels espions Pegasus ou les récentes révélations dénonçant des opérations de blanchiment d'argent et une corruption à grande échelle par le biais de propriétés sises à Dubaï impliquant des oligarques russes proches du Kremlin et d'autres personnes reconnues coupables de crimes.
L'accord du 6 mai 2015
Soyons francs et honnêtes. La stratégie de séduction ou persuasion émiratie a jusqu'ici plutôt été couronnée de succès, comme en témoigne l'accord d'exemption de visas de court durée conclu le 6 mai 2015 et les liens de plus en plus étroits tissés entre les autorités des EAU et les chefs d'État européens. La conclusion de cet accord représente l'un des exemples les plus marquants du traitement favorable dont bénéficient les EAU dans l'UE. À l'époque, les EAU n'étaient que le septième pays au monde à conclure ce type de convention avec l'UE. C'est encore, à ce jour, le seul pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord à bénéficier d'une telle dérogation. En outre, à l'exception de certaines résolutions sporadiquement adoptées par le Parlement européen (et -admettons-le - sans effet contraignant), il semble y avoir une forme d'indulgence générale au sein des institutions européennes face aux nombreuses allégations de graves violations des droits humains commises par les autorités émiraties tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières. En d'autres termes, les tactiques de soft power des EAU envers leurs homologues européens, qui trouvent certes aussi un écho ou un appui dans des calculs géostratégiques et économiques nationaux, semblent être efficaces.
Des campagnes ciblées
De toute évidence, il n'est pas rare que des gouvernements agissent de la sorte. Mais l'ampleur et l'intensité du lobbying mis en œuvre par les EAU nous exposent à des défis et des préoccupations majeurs. Quelles sont ces sphères ou moyens d'influence en question? Tout d'abord, des campagnes de persuasion ciblant les institutions de l'UE, menées sous la houlette de l'ambassade des EAU à Bruxelles et avec l'appui d'alliés intérieurs comme le groupe d'amitié informel UE-EAU au parlement européen, en vue d'orienter favorablement les prises de position ou votations - et donc d'atténuer les critiques ou condamnations potentielles - sur des questions de politique étrangère sensibles aux Émirats. En sus, un réseau d'éminents cabinets de conseil ont été embauchés pour développer des campagnes médiatiques qui jettent une lumière positive sur les EAU. Outre ces instruments de lobbying traditionnels, il existe également un réseau plus large de groupes de réflexion, de centres politiques, de plateformes de discussion et de médias basés à Bruxelles fondés par des citoyens émiratis ayant des liens clairs avec l'establishment de leur pays et promouvant une image favorable à ses intérêts. Enfin, plusieurs sources consultées lors de l'enquête menée par DAD, ont également souligné la « facilité » apparente avec laquelle les diplomates ou représentants gouvernementaux émiratis influent sur l'orientation de leurs consorts du service diplomatique de l'UE, à savoir le Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Cette facilité d'accès semble souvent se produire sans espace réel pour le débat ou les questions critiques, malgré les initiatives – louables mais insuffisantes – menées dans le cadre du mécanisme de dialogue sur les droits humains. Le caractère temporaire des mandats et le niveau élevé de rotation du personnel ne contribuent certes pas à assurer la continuité, la cohérence voire la loyauté vis-à-vis des intérêts et principes que cette administration est censée poursuivre. Le fait que divers anciens diplomates ou hauts fonctionnaires de l'UE siègent à l'heure actuelle au conseil d'administration ou dirigent des centres ou groupes de réflexion associés aux EAU ou implantés dans le pays, confirme cette analyse.
Comme le rapport mentionné l'indique, cette capacité de persuasion voire d'infiltration se joue des lacunes ou failles béantes caractérisant les réglementations en matière de transparence et d'encadrement du lobbying. Sans mesures sérieuses pour y remédier et garantir un contrôle accru, il va de soi que les institutions de l'UE resteront extrêmement vulnérables aux campagnes d'influence étrangère telles que celles menées par les EAU et, pour être clair, c'est leur propre responsabilité qui est engagée. Que ce pays – comme beaucoup d'autres – investisse sans compter dans des stratégies de promotion de ses propres intérêts et s'efforcent d'influencer les décideurs politiques de l'UE n'est guère surprenant en soi. La question est de savoir dans quelle mesure les institutions ciblées y sont perméables ou réceptives, en acceptant, sans réelle distance critique, ces manœuvres d'écran de fumée, et en se limitant à des atermoiements lénifiants face à des situations en violation flagrante des valeurs fondamentales, principes et intérêts qu'il leur incombe de représenter et de défendre. Il en va, in fine et crucialement, de leur crédibilité et intégrité.